FNIDEQ, DéSINFORMATION ET RéSEAUX SOCIAUX : SOMMES-NOUS TOUS COMPLICES ?

Le 15 septembre dernier, à la frontière de Fnideq avec Sebta, ce n’était pas une tentative furtive de plus, une énième opération clandestine opérée sous couvert de nuit. Non, cette fois, tout s’est déroulé en plein jour, à ciel ouvert, sur une simple impulsion née d’un appel anonyme sur les réseaux sociaux. Des dizaines de jeunes, pour la plupart mineurs, ont déferlé vers la frontière dans l’espoir de franchir ce passage vers un supposé paradis européen. L’image est saisissante, presque irréelle. Un mouvement collectif, spontané, révélateur d’un désarroi profond, d’une détresse qui n’a désormais plus besoin de se cacher.

Ce moment tragique, quasi théâtral dans sa mise en scène, éclaire la nature des illusions qui habitent la jeunesse marocaine. Ces jeunes, bercés par les récits enjolivés d’une Europe magnifiée, diffusés à la chaîne sur les réseaux sociaux, se laissent emporter dans des projets aussi désespérés que dangereux. À l’ère numérique, où le rêve se consume au rythme des algorithmes et des likes, ces plateformes deviennent le théâtre d’une désinformation insidieuse. Elles nourrissent de faux espoirs, amplifient les mirages d’une vie meilleure et permettent aux manipulations de se propager à une vitesse fulgurante.

Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment ces récits de vie meilleure sont-ils devenus si puissants qu’ils poussent des jeunes à risquer l’irréparable ? La question n’est pas uniquement celle de ces jeunes, mais bien celle de toute une société. Nous portons tous, d’une manière ou d’une autre, une part de responsabilité dans cette dérive. Car si ces rêves brisés existent, c’est aussi parce que nous avons laissé se creuser un fossé béant entre les aspirations d’une jeunesse en quête d’avenir et les réalités d’une société qui peine à leur offrir des perspectives. Cette situation est le reflet d’un échec collectif. Il est de notre devoir de restaurer l’espoir, de bâtir des ponts au lieu de murs, et de veiller à ce que ces mirages numériques ne viennent s’imposer comme seule réponse à la quête de dignité de nos jeunes.

Une société fragmentée par la désinformation

L’événement de Fnideq n’est qu’un exemple parmi d’autres qui illustre la manière dont les réseaux sociaux façonnent aujourd’hui nos perceptions et nos réalités. Aujourd’hui, la propagation de fausses informations sur les réseaux sociaux est un phénomène préoccupant. Une étude publiée dans Science en 2018 a révélé que les fausses nouvelles sur Twitter sont retweetées environ 70 % plus que les vraies, atteignant un public six fois plus rapidement. De plus, selon une enquête du Pew Research Center en 2019, environ la moitié des adultes américains (52 %) ont déclaré avoir partagé des nouvelles inventées, que ce soit intentionnellement ou non. Cette rapidité d’expansion altère profondément la perception de la réalité chez les utilisateurs, en particulier chez les jeunes vulnérables.

Cependant, ces plateformes ne sont pas uniquement des espaces de manipulation. Il est important de nuancer : les réseaux sociaux ont également été des outils puissants de mobilisation citoyenne, de partage de connaissances, et d’organisation sociale. À travers des mouvements de justice sociale, ils ont permis des avancées majeures, mais leur double face — celle de la désinformation et de la vérité tronquée — exige que nous soyons plus critiques et vigilants dans notre utilisation.

Les mécanismes psychologiques qui alimentent la désinformation

Pour comprendre pourquoi des jeunes comme ceux de Fnideq sont si vulnérables à ces récits trompeurs, il est essentiel d’explorer les mécanismes psychologiques en jeu. Le biais de confirmation, par exemple, amène les individus à accepter et partager des informations qui confirment leurs croyances préexistantes. L’effet de groupe, renforcé par les algorithmes des plateformes, pousse également à partager des contenus sans en vérifier la véracité, car ces plateformes favorisent les contenus les plus susceptibles de générer des interactions, souvent au détriment de la vérité. Ainsi, des contenus sensationnalistes et trompeurs, comme les promesses d’une vie meilleure en Europe, circulent rapidement et sans filtre.

En parallèle, l’économie des créateurs de contenu en ligne continue de croître à un rythme exponentiel. Par exemple, les revenus publicitaires de YouTube ont atteint environ 6,69 milliards de dollars au premier trimestre de 2023. De même, bien que Meta Platforms ne divulgue pas les revenus spécifiques d’Instagram, des estimations indiquent qu’Instagram a généré des revenus publicitaires totaux d’environ 33,25 milliards de dollars en 2022 (source : Statista). Ces chiffres montrent l’ampleur de l’économie numérique et son influence, souvent au détriment de la véracité.

Le simulacre de la vérité : quand la perception dépasse la réalité

Ces dynamiques virtuelles créent ce que Jean Baudrillard appelait un « simulacre » : une réalité falsifiée qui prime sur les faits. Les jeunes de Fnideq, piégés dans cette illusion numérique, ont été conduits à croire à des récits construits de toutes pièces. Ici, l’apparence prime sur la vérité. Peu importe que les récits migratoires soient fondés ou non : ce qui compte, c’est leur capacité à capter l’attention et à nourrir des fantasmes collectifs.

Dans La société de la transparence, Byung-Chul Han met en lumière l’obsession contemporaine pour la visibilité et la transparence. Chaque pensée, chaque action se doit d’être visible, partagée, consommée. Pourtant, cette quête effrénée ne mène pas à une vérité plus profonde, mais à une superficialité exacerbée. Han souligne un paradoxe frappant : plus nous cherchons à nous rendre visibles, moins nous devenons réels. L’individu se transforme en marchandise, s’auto-exploitant dans le marché de l’attention, piégé dans une logique de performance continue. Cette dynamique, soutenue par la technologie, n’a pas libéré l’individu comme nous l’avions espéré. Au lieu de créer une société plus éclairée et juste, la technologie l’enferme dans un cycle sans fin de mise en scène publique, déconnectant progressivement l’individu de la réalité tangible.

En regardant de plus près, la désinformation elle-même ne se résume pas à une simple menace extérieure ; elle révèle les contradictions profondes de nos sociétés. Nos civilisations modernes s’effondrent semblablement aux civilisations ancestrales. Nous vivons à une époque qui, bien qu’elle puisse sembler être le sommet de la modernité numérique, nous ramène paradoxalement aux âges sombres, où la raison vacille et où les vérités se distordent sous la pression des récits médiatiques.

L’exemple de Rome est particulièrement éclairant : un empire qui n’a pas seulement succombé sous les coups d’incursions extérieures, mais sous le poids de ses propres contradictions.

Les Gaulois, les Germains, et autres peuples, ne peuvent être réduits au rôle de simples habitants. Ils étaient des sociétés complexes, porteuses de leurs propres cultures, traditions et systèmes politiques, luttant pour préserver leur autonomie face à l’hégémonie romaine. Leur résistance n’était pas uniquement motivée par la conquête, mais par la défense de leurs droits, de leur liberté et de leur identité culturelle. Confrontés à un empire en pleine désintégration, ces peuples ont combattu non pour conquérir, mais pour récupérer leur souveraineté et échapper à l’assimilation impériale.

Aujourd’hui, un processus comparable se déroule dans un espace virtuel où les marges luttent pour affirmer leur existence dans un monde globalisé. Mais à la différence des luttes territoriales d’antan, nous sommes témoins d’une fragmentation de la réalité elle-même, où l’apparence et le spectacle prennent le dessus sur la vérité. Les réseaux sociaux, moteurs de cette dynamique, alimentent cette dérive par leurs algorithmes qui privilégient le sensationnel au détriment de l’information vérifiée. Le résultat est une érosion progressive de la raison, où les récits fabriqués prennent le pas sur les faits, et où la quête de visibilité prime sur la recherche de la vérité. Un crépuscule numérique, en somme, qui rappelle les dérives des civilisations passées et préfigure peut-être notre propre déclin.

Des solutions concrètes pour contrer la dérive

Alors que faire face à cette dérive ? L’événement de Fnideq met en lumière la nécessité d’une réponse collective et systémique. Pour contrer la désinformation, il est essentiel de renforcer l’éducation aux médias, en enseignant aux jeunes et aux citoyens à développer une pensée critique, à vérifier les informations et à identifier les sources fiables. L’éducation aux médias devrait devenir une priorité, tant au niveau scolaire que communautaire.

Parallèlement, la régulation des plateformes numériques devient une nécessité. Cependant, cette régulation doit être menée avec soin, afin de ne pas porter atteinte à la liberté d’expression. Les gouvernements doivent travailler en étroite collaboration avec les plateformes pour définir des règles qui empêchent la prolifération de contenus trompeurs tout en respectant les droits fondamentaux.

Les médias traditionnels, quant à eux, ont également un rôle à jouer. En fournissant des informations vérifiées et contextualisées, ils peuvent servir de rempart contre la montée des fake news et contribuer à restaurer la confiance du public.

Vers une société plus résiliente

L’exemple de Fnideq souligne que la lutte contre la désinformation ne repose pas uniquement sur des solutions technologiques ou politiques, mais qu’elle doit également s’ancrer dans une prise de conscience collective. En comprenant les mécanismes psychologiques qui nous poussent à partager des informations non vérifiées, en nous éduquant aux médias et en favorisant un débat public plus transparent et constructif, nous pouvons espérer inverser cette tendance.

Slavoj Žižek, dans Le sujet qui fâche, met en garde contre la manière dont l’apparence a pris le dessus sur la réalité dans notre société moderne. Mais il nous rappelle également que la solution réside dans une réappropriation collective de la vérité. Si nous sommes prêts à remettre en question ce qui nous est présenté, à aller au-delà des apparences et à reconstruire un lien avec la réalité, nous pourrons sortir de cette spirale.

De la manipulation à la mobilisation

Alors que l’événement de Fnideq nous montre le danger de la manipulation via les réseaux sociaux, il pointe également vers une responsabilité partagée. Nous avons aujourd’hui les outils pour inverser cette tendance, mais cela dépend de notre capacité à développer une pensée critique, à réguler les technologies sans brider la liberté d’expression, et à éduquer les citoyens face à ces nouveaux défis.

Le futur de notre société dépend de notre capacité à ne pas succomber à l’illusion, mais à nous réapproprier la vérité, à travers un effort collectif de vigilance et d’éducation.

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